Les
puits de Lygarios Emmanuel QUENTIN
Les mots
s’insinuent dans le cerveau de Sal'mon
Iilgaeh mais il ne les entend pas. Pas
tout de suite. Avant toute chose, il y
a le vide. Un vide silencieux, un
néant impalpable, une zone de vacuité
absolue où, bien que vivant, la
manifestation des sens lui est
interdite. Son corps, protégé par une
combinaison, repose au creux de dunes
de sable, sans cesse remodelées par
les charges d’un vent impulsif. Sa
position n’est pas naturelle. On
dirait que quelqu’un l’a étendu là,
sur le ventre, les jambes jointes, les
bras le long du corps, poings serrés,
le casque enfoncé dans le sable,
légèrement de travers. Il oscille à
peine lorsque les bourrasques
s’acharnent sur lui, comme pour le
ramener à la vie.
Il ne
sait pas où il est. Il est
inconscient. Les mots et leur
répétition monocorde n’altèrent en
rien la profondeur de son sommeil. Ils
s’épuisent dans le vide.
Des
heures durant, le désert reste soumis
à son impétueuse mécanique. L’oubli
corrompt Sal’mon, le gangrène,
déterminé à sceller un pacte avec
l’éternité. Dans un certain nombre de
cycles, le cœur de l’homme cessera de
battre, son corps se décomposera pour
n’être plus qu’un squelette dans une
carapace moribonde, laquelle finira
par céder à son tour à l’usure d’une
saison unique. Ainsi fonctionne
l’oubli.
Mais
Sal'mon lutte, s’accroche à la vie
comme peut-être jamais auparavant. Un
souffle ténu s’échappe de ses lèvres.
Le temps passe, se dérobe à toute
mesure, comme si les particules et
leurs volutes ensorcelées s’étaient
échappées d’un sablier trop
contraignant. Puis, petit à petit, par
fragments, tels les oiseaux piqueurs
sévissant sur les feuilles des arbres
Afruniens, des sons
Crrr…
zon… oi… Crrr… oi… lir…ion. Crrr… zon…
oi… Crrr… oi… lir…ion.
percent
le voile de la conscience balbutiante
de Sal'mon. Une conscience meurtrie
par... par quoi au juste ? Sal’mon ne
se souvient de rien, il a l’impression
de revenir de loin… de si loin…
Enfin,
les sons s’arrondissent, s’agrègent et
se combinent pour former les mots dont
la répétition favorise le réveil de
l’homme. Celui-ci ouvre les yeux, non
sans difficulté, et les referme
aussitôt. Il peine à rassembler ses
pensées. Tout est si brumeux dans sa
tête !
Sal’mon,
tu dois accomplir ta mission...
Sal'mon, tu dois accomplir ta
mission... Sal'mon...
Le
malheureux ne comprend le sens de
cette phrase qu’au prix d’un immense
effort de concentration. De quelle
mission s'agit-il ? Il ne sait rien de
lui-même. Il ignore tout des raisons
de sa présence ici, ce
ici dévoilant une autre
inconnue, pas moins inquiétante.
Refusant de se laisser envahir par la
panique, il rouvre les yeux et pointe
un regard oblique devant lui, en quête
d’un horizon absent, perdu derrière
les tourbillons de sable. Résolu à
obtenir les réponses aux questions qui
le rongent déjà, il entreprend de se
relever, mais à peine a-t-il posé ses
mains à plat sur le sol qu’une douleur
fulgurante parcourt son corps. Aller
et retour.Fragilisant par la même la
détermination de Sal'mon à explorer
les environs. Il lui faudra encore
attendre avant de pouvoir se lever et
tenter de remonter le fil des
événements qui l’ont conduit ici. Au
lieu de quoi, le malheureux trahit son
désarroi par des larmes amères tandis
que la voix le rappelle sans cesse à
ses obligations. Il voudrait arracher
son casque, ne plus avoir à
l’entendre, cette voix, mais il n’ose
plus bouger, redoutant une nouvelle
saillie assassine.
Sal’mon,
tu dois accomplir ta mission...
Sal’mon, tu dois accomplir ta
mission... Sal’mon, tu dois accomplir
ta mission... Sal’mon, tu dois
accomplir ta mission... Sal’mon, tu
dois accomplir ta mission... Sal’mon,
tu dois accomplir ta mission...
Sal’mon, tu dois accomplir ta
mission... Sal’mon, tu dois accomplir
ta mission... Sal’mon, tu dois
accomplir ta mission... Sal’mon, tu
dois accomplir ta mission... Sal’mon,
tu dois accomplir ta mission...
Sal’mon, tu dois accomplir ta
mission.
« Impulsion
».
Il n’a
pas le temps de céder à la surprise de
cette rémanence aux allures
d’automatisme refoulé. Si son
injonction met en effet un terme au
message diffusé en boucle et active
l’affichage d’icônes luminescentes sur
sa visière, sa portée est bien faible
au regard de ce qui survient alors
dans une concomitance hasardeuse. Car
à cet instant précis, quelque chose
roule doucement le long de son corps,
sous le sable. La sensation est
étrange et si elle se répète à
quelques reprises, trois ou quatre,
pas plus, le temps de l’analyse ne lui
est une fois de plus pas consenti. Le
sol frémit, puis tremble. De faibles
vibrations, d’abord, dont la durée
n’excède pas quelques secondes, mais
suffisantes pour raviver la douleur.
Inquiet, impuissant, soumis à
l’immobilité, Sal'mon grimace, respire
de plus en plusfort, l’angoisse
prenant le pas sur la
souffrance.
Il y a
un moment d’accalmie puis, subitement,
la terre se déchaîne. Elle ne tremble
plus ni ne gronde mais entame une
série de secousses si intenses que le
sable se soulève.Le sol tangue aussi,
d’un côté puis de l’autre, telle une
vulgaire batée entre les mains d’un
orpailleur. On dirait qu'un géant
prisonnier sous terre cherche à crever
la surface de la planète en poussant
de toutes ses forces avec ses jambes.
Sal'mon est à son tour catapulté dans
cet océan de sable impénétrable et
retors, chahuté dans tous les sens au
point de perdre tout repère et finir
évanoui sous une ultime charge de
douleur. Peut-être eût-il mieux valu
qu’il meure alors, plutôt que d’avoir
à affronter une épreuve plus
terrifiante encore que ces rafales qui
l’emportent l’une après l’autre au gré
de courants aléatoires. Au moins ne
voit-il pas la terre se déchirer. Et
engloutir son corps.
Sal'mon
est adossé à deux rochers saillants,
couché sur le flanc. Il ne sent plus aucun de
ses membres. Sa visière est brisée et
le sable qui s’est infiltré brûle les
plaies de son visage tuméfié. Respirer
lui est difficile avec son nez plein
de morve, de sang, et cet air qui
lacère ses lèvres gercées à chaque
inspiration.
Sa
situation est désespérée, ill e sait
maintenant. Quand il rouvre les yeux,
il ne doute pas un instant que le
temps lui restant à vivre ne se compte
plus en années, en mois ou en heures,
mais en minutes. Tétanisé par la
démesure et la singularité de son
nouvel environnement, bien loin du
désert qui l’a malmené un peu plus
tôt, l’idée que sa mort prochaine soit
un bien ou un mal ne l’effleure pas.
Peu importe que sa mémoire lui fasse
défaut, que la conscience de son
existence se résume aux trop courts
événements le reliant, par quelque
obscure raison, à ce monde. Son esprit
est exclusivement accaparé par la
vision de la grotte gigantesque où il
a sombré, suscitant en lui autant de
répulsion que de fascination.
Sal'mon
voudrait embrasser la scène dans son
ensemble mais son attention navigue
sans cesse d’un point à un autre de
cet espace, ceinturé par un méandre de
fossiles titanesques aux ramifications
tortueuses, ourlées, plissées et
nervurées par endroits, composant une
vaste forêt rocheuse aux troncs
parcourus d’orifices trop réguliers,
trop parfaits pour être l’œuvre du
hasard.
La peur
plante sa première griffe.
À
l’orée
de cette barrière tourmentée, à droite
et à gauche de la caverne, deux
bestioles noires aux corps d’outardes,
la queue en panache, fourragent le
sol. Leur cou, aussi long et fin que
leurs pattes, est étiré au maximum. De
là où il se trouve, Sal'mon ne
parvient jamais à voir leur gueule,
enterrée trop profondément sous la
roche et le sable. Cependant, il
entend l’écho des cailloux rouler
autour d’elles, aussitôt relayé par un
bruit amplifié, frottement,
gloussement ou succion, difficile à
dire. Il n’y a rien de clairement
définissable dans ces incongruités
sonores.
La peur
plante sa deuxième griffe.
La
troisième... la troisième est
imparable, plus redoutable.
Au
centre de la caverne se dresse
l’entrée de ce qui fut autrefois un
temple de pierre, réduit aujourd'hui à
l’état de tour. Son sommet est comme
érigé d’un chapeau de fou du roi
minéral dont une des branches brisées
est de nature identique aux multiples
fossiles de la grotte. L’accès au
monument s’effectue par une succession
de marches lisses et étroites dont les
rampes inclinées, lisses elles aussi,
ne sont que le prolongement des
colonnes de soutènement de l’édifice
en ruine. Celles-ci n’affichent du
relief que sur leurs chapiteaux,
finement travaillés en volutes, et sur
leurs triglyphes particulièrement
prononcés. Elles encadrent deux
immenses statues longilignes et,
élancées, de forme humanoïde. Les
gardiennes du temple, composées en
quatre parties distinctes si l’on
excepte les bras collés le long du
corps: la tête, affublée d’une guimpe,
d’un voile et d’une coiffe; le thorax,
dessinant les os d’une cage
thoracique; le ventre, enturbanné; les
jambes dissimulées par une longue jupe
de pierre, évasée au sol. Ces deux
statues sont si impressionnantes
qu’elles en feraient presque oublier
la minuscule cavité oblongue d’un noir
impénétrable faisant office
d’entrée.
Sal'mon
ne saurait dire exactement ce qui le
dérange dans ce monument.Cependant
plus il l’observe, plus il se sent mal
à l’aise, comme si... comme
si....
Un vif
mouvement sur sa gauche attire son
attention. L’une des bestioles fonce
droit dans sa direction en sautillant,
la tête pourtant toujours enfouie dans
le sol. Bizarrement, elle sait quand
elle doit contourner un obstacle, une
roche ou un fossile proéminents. À son
approche, Sal'mon se raidit de tout
son corps et quand l’animal s’arrête à
quelques mètres de lui, frémissant de
sa queue en panache, il craint le
pire. Ilimagine la gueule de la bête
sonder sa combinaison par en dessous,
l’inciser ou la brûler à l’aide d’un
acide quelconque, s’infiltrer à
l’intérieur, le mordre pour absorber
son sang, son eau, son essence vitale.
C'est à peu de choses près ce qui se
passe,mais Sal'mon ne se rend compte
de rien en raison de son insensibilité
généralisée. Il voit juste de
minuscules cratères se creuser et
proliférer dans le sol à une allure
sidérante. Son imagination galope. La
gorge nouée, il hoquette,
pleure.
Il ne
sent toujours rien tandis que la bête
déploie une vingtaine de langues,
toutes remontant ses jambes, se
faufilant le long de son torse et
terminant leur ascension à la base de
son cou. Là, une fois bien implantées,
leurs ventouses entament
une série de pressions, calées sur les
pulsations de leur hôte.
Sal'mon
observe l'animal. Il voudrait lui
parler, implorer sa clémence, lui
demander de déguerpir, mais il redoute
de précipiter sa chute en la
brusquant. Il entend alors un nouveau
bruit provenant du centre de la
caverne. Il pense aussitôt que la
bestiole occupée plus loin va se
rapprocher à son tour et participer
au festin. Elle aurait tort de se
priver d’une proie si facile, non ?
Mais la
bête n’a pas bougé. Sa'mon pivote
légèrement son regard vers la gauche
et...
… et, de
toute son âme, il hurle de terreur en
voyant le contour des yeux des statues
se craqueler, tomber le long de leurs
corps, révéler des globes oculaires,
noirs pour l’un, blancs pour l’autre,
sans iris ni pupille. Leur regard
huileux est braqué sur lui,
accusateur.
Presque
aussitôt, des coups de boutoir
ébranlent la surface au bas de la
volée de marches et, gagnant
rapidement en puissance, font trembler
la caverne du sol à la voûte. Dans un
jaillissement tonitruant, la terre se
déchire en deux endroits distincts par
lesquels s’échappent deux vers
immenses et monstrueux, l’un noir et
l’autre blanc. Le premier, sitôt
libéré, rejoint le fond de la grotte
où il rampe le long des troncs
fossilisés, s’infiltre dans les trous
que Sal'mon avait repérés un peu plus
tôt. Il les parcourt un à un comme
pour reprendre la mesure des
lieux.
Le
blanc, masse de gélatine compacte,
hideuse, se dresse quant à lui bien
droit, gagne de la hauteur sans effort
apparent, ses segments s’étirant et
rétrécissant au rythme de son
ascension. Son corps est constellé de
boursoufflures remplies d’un liquide
jaunâtre bourdonnant, comme en
ébullition. Une fois tout en haut de
la grotte, le segment supérieur du
vers pivote sur lui-même, tel un radar
en quête de données.
Celles-ci
lui sont transmises par la bestiole
accrochée à Sal’mon qui, en desserrant
l'étreinte de ses langues, libère
assez de salive pour ouvrir grand les
vannes d’une connexion chimique. Le
vers monstrueux fléchit donc sur
lui-même et fonce sur la proie
offerte, fendant les airs avec la
célérité d’un fouet .
Tout va
alors très vite. Sal’mon réalise à
peine le sort qui lui est réservé. Il
ne fait plus qu’un avec la peur
maintenant. Son corps et son cœur
chavirent sous la violence de
l’abjecte réalitétandis que la
créature le tourne et le retourne
comme un vulgaire jouet, s’entortille
autour de lui et le traîne sans
ménagement vers l’entrée du temple.
Là, avant d’y être jeté, englouti,
digéré, la bête ralentit pour qu'il
aperçoive le sourire satisfaitde la
statue aux yeux blancs. Puis, d'une
brusque et ultime secousse, il
franchit le seuil du monument. Une
obscurité insondable l’enveloppe. Il
chute. Longtemps. Très longtemps. Et,
tombant, avant que son cœur ne
l’abandonne, les souvenirs lui
reviennent. Cette sensation d’être
aspiré par le vide, il l’a déjà
ressentie, c’était...
…c’était
dans l’un de puits de Lygarios.
Tout à
l’heure, hier, des mois ou des années
plus tôt, comment savoir, ils sont
venus le chercher dans sa cellule, à
l’aube. Là-bas, sur la planète prison
de Sanir, on ne vient jamais chercher
personne, on oblitère toute réflexion
par la répétition de gestes et de
tâches aliénantes.
Chaque matin, chaque soir, les portes
des cachots s’ouvrent et se referment
à la même heure. Et chaque jour les
détenus cassent la précieuse roche du
mont Gnadil. Jamais ils n’osent se
soustraire à cette mécanique si bien
huilée. Ce serait suicidaire.
Ils
l’ont fait grimper sur le toit de la
Tour principale, plantée au centre du
bâtiment pénitentiaire 72, lui-même
construit dans une enclave au cœur des
chaînes de montagnes de l’Argonade. Un
vent fort charriant de la poudre de
roche lui cinglait le visage,
attaquait sa peau à travers le tissu
de ses vêtements carcéraux. En face de
lui, sept autres détenus étaient
maintenus en joue par des militaires
au pied d’une navette de transport,
sans matricule ni armoiries.
Il a
compris tout de suite. On l’amenait
sur Lygarios, cette planète où des
puits, passages vers des mondes
inexplorés, se forment et
disparaissent sans logique apparente
ni temporalité définie, dans le désert
de Folhoule. Nul à ce jour n’a percé
le mystère de leur origine. Nul n’est
parvenu non plus à déjouer leur
fonctionnement. Raison pour laquelle à
chaque nouvelle manifestation de l’un
d'eux, des détenus sont envoyés pour
sonder la viabilité des contrées
ignorées. On les équipe afin de garder
une trace de leur périple et
permettre, selon la distance, une
liaison relativement continue.
Certains de ces prisonniers reviennent
parfois grâce à des puits inversés, ou
profitent de l’immensité offerte pour
s’évader. D’autres, comme Sal’mon
Iilgaeh, font d’hostiles
rencontres.
Et, tombant toujours, avant que son
cœur ne l’abandonne, celui-ci se
rappelle aussi qu’enfant, il désirait
devenir explorateur, arpenter
l’univers, traverser les galaxies.
Jamais il n’aurait pensé qu’il
accomplirait une partie de ce rêve
seulement. Ni qu’il finirait oublié
sur un monde sans nom...
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